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3/3. Lettre à toi, qui naitra en 2100.

Cher…
Cher toi !

Je démarre cette lettre sans connaître ton nom. Sans...

20 oct. 2040 — Lettre sonore, lue un soir d’automne

Contexte : dans le cadre de l'étude de prospective de CITEO, lettre d'un jeune de 20 ans racontant son enfance, l'enseignement reçu et le contexte familial à son petit-enfant naissant en l'an 100.

Cher…
Cher toi !

Je démarre cette lettre sans connaître ton nom. Sans savoir où tu naîtras. Si tu naîtras même.
Mais, en ce jour de mes 20 ans, est-ce l’émotion d’atteindre un cap pour lequel je m’impatientais,
ou autre chose encore ? J’ai en tout cas envie… de te parler. De te faire exister. Comme pour te transmettre à la fois notre histoire récente — mais sous haute tension, que mes desseins pour des demains dans lesquels vous vivrez, je l’espère, pleinement…

C’est hier soir, que dînant avec Santiago, mon frère de 15 ans mon aîné, ma sœur Rim, des amis et parents, j’ai mesuré l’incroyable chemin parcouru par notre humanité lors de ces 20 dernières années. Et si tant de révolutions ont été envisageables sur ce laps de temps, il devrait être passionnant le périple d’ici trois fois 20 ans !

Notre discussion est partie sur ces slogans des années 20/22 que ma mère évoquait : « le no limit et le tout, tout de suite, ce n’est plus possible ! ». J’avoue avoir eu l’impression d’ouvrir un livre d’une histoire trèèès ancienne en entendant cela ! Car imaginer vivre à crédit ainsi, dans un monde aux ressources s’épuisant, vu le niveau de connaissances de l’époque : j’ai du mal à l’imaginer ! Que quelques hommes ou groupes résistent çà et là, oui ; mais pas à l’échelle de la planète quand même !
Même à notre niveau, mes copains et moi, pas un d’entre nous n’a pu ignorer que le cuivre, l’or ou le nickel par exemple, s’épuisaient ; que les terres rares étaient… rares donc précieuses ; qu’un suremballage jeté sans seconde vie était un non-sens.
Je crois que c’est dans ces années-là que scientifiques et artistes ont lancé un vaste mouvement pédagogique à l’intention des politiques, des grands patrons, des étudiants, lycéens et collégiens. Tels des griots, poètes et conteurs, ils se sont mis à transmettre courbes, tendances et connaissances.

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Pour nous — mes copains et moi —, c’est par le jeu, à la maison comme à l’école, que nous avons abordé ces sujets et d’autres encore. Quand Santiago me parlait de ses nombreuses parties de 1 000 Bornes, nous c’était avec le 1 000 Clés que nous avons passé des heures entières ! Il était question de faire des passerelles entre différents organismes, animaux et matériaux pour mettre le nom sur des systèmes, des boucles, des liens et de nouvelles associations imaginables. Ce jeu nous apprenait aussi à faciliter le groupe, pour encourager le dialogue, l’inclusion, la place de chacun dans les échanges — une autre évidence qui ne semble pas si vieille elle non plus.
C’est rigolo de voir que même les règles ont changé en si peu de temps ! Rim me rappelait ses longues parties de Monopoly, où le gagnant se retrouvait alors riche, mais seul ; et finalement sans perspective — je n’en comprends toujours pas l’intérêt ! J’adore tellement ces moments à réfléchir ensemble, croiser nos vues, nous écouter ne pas être d’accord, pour construire des réponses à sommes positives : nos fameux désaccords féconds !

C’est comme ça que, dès le primaire, on a joué à regarder des problèmes à partir de ce qui était. De vrais sujets. Par exemple, le vivant n’était plus un décor, mais bien un cadre réel dont nous faisions partie. On allait chercher des données effectives sur internet, en jouant de notre esprit critique. Ce qui nous permettait de voir véritablement les états des ressources.
Ainsi, à l’apprentissage, on était aussi confrontés à notre responsabilité. Il ne pouvait pas y avoir un cours de maths, de géographie ou de SVT sans qu’on nous fasse prendre conscience des conséquences… des modes de vie, des modes de consommation, de l’utilisation de telle ou telle ressource. C’était si naturel pour nous ! De redonner toute leur valeur et leur rareté aux matériaux, aux composants, à l’eau, à l’énergie.

Les parents me rappelaient hier combien les années 20 à 30 se déroulèrent sur fond de crises multiples ; il y a 12 ans à peine ! Votre monde ne pourra être le même, quand je vois combien tout va si vite ! Qu’imaginer dans 60 ans ? Je me demande à quoi tu joueras…

Un jour, peu de temps avant le Noël 2028 je crois, j’ai embarqué toute la famille sur le sujet : si on doit consommer moins, ça serait quoi nos plus ?
On s’est mis à réfléchir ensemble. À la maison. Puis avec les voisins. Les cousins. Les copains. C’est devenu un jeu qui se prolongeait lors de grands dîners animés ou de week-ends festifs.
Que seraient donc ces moins ?
Avec moins, de quoi serions-nous plus heureux — ou plus légers ?
Quelles alliances entre terrestres ?
Au bout de quelque temps, on a décidé de rejoindre le vaste mouvement du mieux, du « buen vivir ».
Quels mieux mettre en place dans nos vies ? Le quatrième manifeste convivialiste, co-écrit par plus de 1 000 autrices et auteurs du monde entier, a inspiré durablement notre mode de pensée.

C’est dans ces années-là aussi que l’école nous a encouragés à organiser des ateliers pour réparer et faire durer les objets ; puis des cafés philo pour réfléchir à… la possession, l’habitabilité, la joie, etc.
À lancer de grands jeux à l’échelle des familles, de la rue, du village.
À prendre des temps de pause pour réfléchir au sens de notre action.
Ma mère me disait que c’était aussi dans ces années que les jardins partagés se sont multipliés par 20. On s’est mis à en voir partout. Dans tous les quartiers, les entreprises, les administrations, les écoles. On y semait, binait, apprenait ensemble, puis cuisinait le fruit des récoltes.

C’est sûr que même les villes ont changé de visages en 20 ans ! On y a aussi vu fleurir plus d’arbres et de plantes, ainsi que des points de vie et de collecte. Où nous allons retirer nos paquets ou les ouvrir sur place ; y laisser ce qu’il reste d’emballage — quand ils existent encore. Y apprendre ensemble des techniques de montage, de bricolage. Les magasins et lieux d’achat ont suivi. On s’est mis à y faire des tests de réemploi, à y trouver toujours plus de vrac, passant de 30 % à 50 puis 95 %. Si je ne me souviens pas de tout précisément, j’ai en tête une énergie en pop-corn et des stimulations de toutes parts. Incroyable pour moi d’imaginer que cela n’existait quasi pas quand je suis né !

Peu de temps après le projet du vivre mieux, avec les copains, on a eu envie de comprendre pourquoi la circularité dont on entendait parler tout autour de nous ne semblait pas bien marcher. Ce qui était au service de la Vie apparaissait en fait devenu système punitif, entre taxes, lois et contraintes. On est donc partis visiter des centres de rangement et de partage — de tri –, nettoyer des quartiers, regarder et interroger ceux qui ramassaient, triaient, recyclaient. Rencontrer des gens qui pouvaient répondre à nos questions.
On a été dans des Think & Do qui acceptaient les enfants — c’était alors complètement intégré que les générations montantes étaient toutes autant parties prenantes. On s’est inscrits à des concours pour imaginer de nouveaux services, de secondes vies pour des objets ou emballages, de nouveaux formats de contenants généralisables pour tous produits. Touchant la matière. Nous inspirant de ce que faisait la nature depuis toujours.
Qu’est-ce que j’ai aimé ! Au lieu de rester assis devant nos tables, on partait des heures, des jours, observer en forêt, en ville, à la ferme ou sur la plage. Regarder ce qu’avaient fait les autres vivants de la Terre. C’était un moment où le biomimétisme était sur toutes les lèvres. Et à l’école, de nombreux cours nous ont aidés à examiner, analyser puis imaginer.
Cette époque, qu’on a appelé L’ère du Papillon, a aussi été le théâtre d’une explosion artistique dans la production de tout ce qui nous entourait. Dans tous les secteurs de notre vie. Moments de volutes, d’harmoniques, d’organique. D’art.

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C’est aussi depuis les années 20 et jusqu’à peu, mon père nous le rappelait hier, qu’on s’est mis à parler de nouveaux imaginaires. L’idée était simple : il nous fallait entendre de nouveaux récits pour oser inventer d’autres types de demains. Des écrits qui ouvrent d’autres voies. Qui donnent envie.
Je crois qu’on n’avait pas trop le choix en fait. « L’économie circulaire, c’était une question de survie ! disait mon père hier. Cela devait forcément passer par l’imaginaire ».
Depuis la revue que je lisais alors jusqu’aux dessins animés, BD, films, jeux en tous genres, séries, émissions : on a parlé d’autres demains partout ! Via des projets, des idées de nouveaux possibles, des invitations au changement. Médias, industriels et enseignants se sont alliés. Les enfants que nous étions ont été incités à lancer des jeux à grande échelle, intégrant nos familles et quartiers. Puis formés en accompagnement au changement.

C’est dès le CM2 que j’ai commencé ces cours de demains, puis au collège et au lycée.
De nombreux sujets, comme celui de la circularité, y étaient abordés sous des angles pratiques, techniques, environnementaux dans un vaste programme appelé « À moi de jouer ! ».
On y menait, tout au long de l’année, des exercices de groupe. Où venaient des philosophes, designers d’écosystèmes, anthropologues, historiens, architectes du temps long, musiciens, scientifiques pour nous accompagner. Et on imaginait ainsi, par exemple, ce que le monde pourrait devenir en consommant chacun 7 tonnes, puis 2 ou 1 tonne de CO2 ; en calculant puis projetant les conséquences. En dessinant une vie sans emballage. En portant un autre regard — lucide, mais créatif.
On se focalisait surtout sur le qu’est-ce qu’on peut faire différemment ?
Quel quotidien sans tous ces gouffres à ressources ?

À la circularité dont on parlait tous les jours, on s’est mis à parler d’habitabilité de la planète et de nos champs de coopération. Sujets devenus, pour tous, comme un mantra collectif.

On a aussi beaucoup réfléchi aux mots… regardé ceux qui nous enfermaient, nous ramenaient à des impossibles. Lâchant les il faut, on pourrait, impossible, trop cher, pas le temps, impensable, inimaginable, mais aussi poubelles — qui ont d’ailleurs disparu —, déchet, devenu vague souvenir d’un temps révolu.
On s’est mis à préférer les questions, les Et si… Choisi de nouveaux mots qui nous aidaient à décompresser, à voir plus grand, à oser.
Inspirés des cycles et de l’inventivité de la nature, ils permettaient de nouveaux horizons pour de nouveaux récits. Qu’on a bien sûr voulu partager partout — via des concours, des podcasts, des stories, etc.
Mais on a surtout voulu les faire exister ! Retrouvant le sens de l’action, on a mis en commun nos énergies : on avait tant de forces, de savoirs, de femmes et d’hommes embarqués…

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Mais il en reste du boulot ! Ce qui a commencé un peu avant les années 30 continue à prendre forme… Et pour toi, ça sera quoi les défis de tes 20 ans, en 2120 ?
J’ai idée que ce que nous avons appelé Transition est évidence pour toi aujourd’hui !
Mais comme j’aimerais t’entendre me raconter ton quotidien. Comment vous avez réussi à naviguer entre complexité, respect des vivants et de la planète. Jusqu’où vous aurez su pousser la richesse des interactions. Comment vous aurez inventé cette façon durable de coopérer en s’opposant sans s’entretuer. Comment douceur et qualité de vie riment avec joie et sobriété collective…

J’ai compris, aujourd’hui, la tradition ancestrale chinoise sur le rapport au temps, non linéaire mais cyclique. Elle offre, en effet, une façon circulaire de voir le monde, au rythme de ses saisons, au rythme du vivant. Un rythme où rien ne se perd et tout se transmet en systèmes imbriqués les uns dans les autres.
C’est le sens de cette lettre rétro-prospective ; une invitation à comprendre le cycle qui se termine pour ouvrir celui dans lequel nous allons construire ensemble. Nos histoires se mêlent et se nourrissent comme un continuum de multiples vies imbriquées.

Je nous souhaite une relation circulaire.

À très vite.
Llio, ton grand-père.

Lien vers

5 questions à Hugo Straebler, chef de ce projet chez Sidièse

Ou vers les 2 autres récits :

1/3. Chronique d’un atterrissage réussi ?! - 1er mars 2040 

-> Passer à une approche holistique et artistique de l’éco-conception

2/3. Discours de l’ambassadrice de la Circularité de l’Union européenne à l’Assemblée générale des Nations Unies — 26 septembre 2040

-> Pousser des consortiums muti-acteurs pour révolutionner les dynamiques territoriales

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