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Participation citoyenne et missions publiques, avec Yves Mathieu

Echange sur la démocratie, les possibles, le politique, le grand débat national et tant d'autres moments où le dialogue fait la différence

The Hoxton, rue du Sentier à Paris, lieu mêlant chaleur des vieilles pierres et sobriété toute moderne.

J’ai rendez-vous avec Yves Mathieu.

L’endroit, tout à la fois cave et écrin, me semble bien fonctionner avec ce moment ; l’homme que j’attends est en effet un doux mélange de sourire et de congruence ; de silence et concentration. Pionnier en matière de participation citoyenne et d’intelligence collective quand ces concepts n’étaient ni connus, ni à la mode, voire même à peine formulés.

Quand je lui demandai quelle était l’appellation utilisée alors pour ces pratiques, Yves me répondit en souriant « Il n’y avait pas de nom. C’était plus une évidence pour moi. L’évidence qu’il y avait de l’intelligence sur le terrain, dans le domaine politique — ce qui m’intéressait —, dans le champ de ce qui appartient à tout le monde et qui concerne tout le monde ».

Grand grand plaisir que ce moment partagé avec Yves Mathieu. Co-fondateur du cabinet Missions Publiques il y a plus de 20 ans, Yves est aussi organisateur du TEDxRéunion, et a participé à monter le collectif international Democracy R&D (R pour Randomly, tirage au sort, et D pour Delibération) qui réunit une centaine de praticiens de la délibération citoyenne du monde entier. Il fut aussi éducateur à l’Universitad de la Paz (UNIPAZ, créée par Pierre Weil à Brasilia), Le même Pierre Weil qui m’influença profondément après l’avoir entendu parler d’écologie personnelle, d’écologie sociale, d’écologie planétaire.

Au-delà des échanges portant sur l’intelligence collective et la participation citoyenne, j’ai souhaité faire réagir Yves sur ses ressorts, sur ce qui l’anime. Et le collier qu’il dessina en parlant du commun, d’inclusion, d’envie, de confiance, de politique et de dialogue pour sortir des idées ensemble, me semble résonner juste avec ces essentiels si nécessaires aujourd’hui.

Donner de l’envie. Faire confiance à l’autre. Permettre à tout un chacun de co-construire sur des sujets politiques… Demandez le programme !

Grand merci à toi @Yves ! Nous avons donc parlé de #ParticipationCitoyenne #Démocratie #IntelligenceCollective #Confiance #Inclusion #EcouteEtDialogue

#C’estParti

D’où te vient ce goût, cette envie de travailler sur/avec la concertation et l’intelligence collective ?

Qu’il y ait de l’intelligence sur le terrain, dans le domaine politique était une évidence pour moi. Je ne comprenais pas comment l’intelligence du terrain — c’est-à-dire nous, les gens, les chauffeurs de bus, les agents de terrain dans les services publics — n’était pas mobilisée pour concevoir les politiques publiques. C’était totalement en décalage pour moi.

Les études de marché utilisées alors comme outils du marketing politique me semblaient aussi aberrantes. Consistant à empiler des points de vue individuels, à faire des paquets, des tris, elles ne révélaient rien sur les possibles ; parfait non-sens, à mes yeux, par rapport à ce que doit être l’essence de la politique.

Or c’est cela qui m’intéresse : les possibles.

Pour mieux vivre en tant que membre de la communauté humaine, aux échelles où ça se passe : locale où on vit, nationale la nation à laquelle on appartient, ou mondiale en tant que membre d l'humanité occupant et partageant une planète. Qu’est-ce qu’on est capable de transformer dans les 5 ans, dans les 10 ans qui viennent, ensemble, sans mettre les gens dans des cases ?

Je suis donc parti de cela, de mon envie de construire des possibles ensemble, de ne pas cloisonner, et de considérer tout le monde sur un pied d’égalité. L’idée était d’amener la rencontre pour produire des visions partagées. Car les gens sont compétents quand on parle de politique climat, de politique sociale, de lutte contre la pauvreté. Ils sont compétents sur tous les domaines des communs !

Quels sont les ressorts qui t’animent en faisant cela ?

Je me souviens d’un jour où je suis allé à San Francisco à un congrès de l’Institut des Sciences Noétiques, institut qui se consacre à la conscience collective et créé par Edgar Mitchell, astronaute des missions Apollo (Apollo 14), 6ème marcheur lunaire.

Nous avons chacun été invités à écrire le thème dont nous souhaitions débattre pendant le déjeuner.

Mon sujet était : la politique.

La personne qui était à côté de moi avait proposé : rencontrer des extraterrestres.

Sur les 1 000 personnes présentes, seules 2 ont été intéressées par mon sujet, un couple de Canadiens. 60 le furent par celui de mon voisin. Je me suis alors dit : si des gens qui viennent à un congrès sur la conscience collective préfèrent discuter des extraterrestres plutôt que de discuter de la politique… nous sommes arrivés à un point qui me paraît être un signal rouge clignotant !

Parce que c’est bien cela qui m’anime : redonner envie aux personnes de revenir dans l’arène du commun, quelle que soit leur position ; et les faire dialoguer pour sortir des idées ensemble.

D’oser le faire. Et de sentir que cela fait du bien. Car il faut voir les gens quand ils sortent de ce type de moments : ils sont heureux. Il y a vraiment du bonheur qui ressort de cela !

Par exemple, quand on parle de sujets comme l’immigration, certains disent « on ferme les frontières », d’autres « on les ouvre ». Mais tout d’un coup, tous se parlent, s’écoutent. Et l’on arrive sur un point de vue qui n’est évidemment ni l’un ni l’autre, les arguments font évoluer les positions.

C’est cela l’intelligence collective, c’est lorsque l’on sort de la caricature et que l’on rentre dans le sensible et dans l’intelligent. Et quand cela se passe, les gens éprouvent du bonheur et de la joie.

Qu’est-ce qui te semble changer ou avoir changé sur ces pratiques lors de ces 20 dernières années ?

Il y a en effet vraiment beaucoup de choses qui ont changé ; et il y a encore plein de choses qui vont changer ; on est partis pour 50 ans d’évolutions des pratiques politiques et de la construction de la chose publique.

La première chose que je vois c’est l’appétit pour ces démarches. Qui se manifeste au niveau des personnes. Quand on les appelle, qu’on les invite à se joindre aux échanges, il y a un taux d’adhésion beaucoup plus fort maintenant.

Un appétit aussi de la part des élus comme des décideurs et des experts. On commence en effet à avoir des entreprises qui s’intéressent à ces démarches parce qu’elles se positionnent dans le champ politique. Il y a clairement quelque chose qui se passe à ce niveau-là.

Avec la Convention citoyenne pour le climat, on a aussi vu une évolution très forte des médias. Qui ne considèrent plus cela comme anecdotique, mais plutôt comme quelque chose qui est en train de créer de nouvelles approches de la politique.

Soit donc une évolution du monde médiatique, des entreprises, des décideurs et des citoyens qui comprennent ce que cela peut apporter pour une politique plus cohérente et plus forte.

Et plus les enjeux sont de l’ordre sociétal, même immatériel, plus les gens ont le même niveau de compétences. En caricaturant, nous sommes passés des interviews « trottoir » sur des sujets de façades et de lieux de vie, au domaine des politiques publiques dans leur complexité infinie. En 20 ans ! C’est absolument exceptionnel.

Est-ce que tu as vu une différence suivant les pays, Belgique, France, Allemagne, USA,…

Il y a évidemment des différences. Mais c’est clair qu’aujourd’hui, la France est certainement le pays plus en pointe là-dessus. Il existe chez nous un institut qui s’appelle l’Institut de la Concertation et de la Participation citoyenne. Il réunit plus de 1 500 professionnels de la participation, qui appartiennent à des équipes au sein de collectivités, d’associations, des consultants.

Plusieurs centaines de thésards ont aussi travaillé sur ce sujet et sur la démocratie ; ils sont réunis au sein d’un groupement d’intérêt scientifique du CNRS. On est le pays où il y a plus fort taux de thèses sur le sujet !

C’est donc un phénomène énorme en France. Il y a bien sûr d’autres endroits où cela évolue, mais l’ancrage politique tel qu’on le vit chez nous, je ne le vois pas ailleurs à ce jour.

Vois-tu une raison de cette progression rapide dans l’utilisation de la concertation et de l’intelligence collective ?

Toutes les façons de faire jusqu’alors ont atteint leurs limites! Ce que l’on constate avec l’absence de vote, les votes catégoriels, les polarisations des opinions, le vote extrême, la perte de confiance dans la société… Les signaux sont forts, nombreux, visibles. Il y a une véritable envie de faire autrement, de se parler de manière citoyenne, non partisane. C’est cela qui m’intéresse : renforcer la confiance dans la façon de gérer les communs, à tous les niveaux, du quartier au monde, en transformant le système de l’intérieur par ces pratiques de concertation.

Et de montrer que ce sont des pratiques qui ne sont pas violentes, mais qu’à l’inverse, elles génèrent du dialogue, de l’intelligence. Mon cap, c’est vraiment une ligne de transformation des pratiques partout où c’est possible : dans le monde politique, dans le monde de l’entreprise et ailleurs.

Par rapport à tous ces défis qui nous font face, te semble-t-il y avoir des urgences en matière d’intelligence collective ?

Quel que soit le sujet, je pense que l’urgence que l’on a aujourd’hui c’est l’écoute et la prise de parole non violente. Que l’on soit hors du panorama traditionnel des partis politiques, à l’extrême droite ou à l’extrême gauche comme au centre, nous avons cette capacité, entre humains, à nous connecter. Parce que, au fond, nous voulons tous la même chose. C’est aussi l’une des choses sur lesquelles Pierre Weil insistait, sur le socle de valeurs collectives, fonds commun à l’humanité.

Pierre m’a vraiment aidé à mettre le doigt sur quelques pratiques dans l’écoute et la prise de parole, et dans la construction d’un collectif. Il m’a aussi appris que cela pouvait se faire en très peu de temps.

S’écouter et dialoguer : c’est cela pour moi la priorité, parce que les gens qui le font prennent alors conscience que cela était possible. Et cela nourrit la confiance.

Pour une organisation, un gouvernement, un groupe qui voudrait démarrer un processus d’intelligence collective, de participation citoyenne, est-ce que tu aurais des conseils de premiers pas ?

Le point d’entrée qui s’impose de mon point de vue : faire confiance aux gens. Je ne dirais même pas « faites confiance à l’intelligence collective », mais « faites confiance aux gens ». Depuis 20 ans, nous avons organisé directement ou indirectement plus de 1 200 réunions participatives dans le monde, dans plus d’une centaine de pays. Il n’y a pas un endroit où cela a échoué. Donc faire confiance.

Michel Serres a proposé un principe, fondement de ces processus : la présomption de compétence.

Et quand je les accompagne, il y a quelque chose que je dis souvent aux élus : ce n’est pas vous qui allez conclure la réunion. On va tirer au sort 5 personnes et on va leur donner le micro. Ce sont elles qui vont conclure la réunion.

Cela permet aux décideurs de sortir de cette illusion de se dire : je dois ouvrir, je dois fermer. Je dois avoir le contrôle sur ce qui se passe.

Lâcher. Faire confiance. Et expérimenter. C’est comme nager, cela ne sert à rien d’aller dans une classe pour apprendre à nager. On apprend à nager dans une piscine, pas dans une classe. C’est la même chose pour la participation et l’intelligence collective, il faut faire.

Missions Publiques a organisé, avec ses partenaires Eurogroup et Res publica, 21 réunions régionales dans le cadre du grand débat national. Qu’est-ce que tu aurais envie d’en dire ?

Il y a plein de choses à en tirer !

Déjà, le grand débat, c’est 10 000 réunions en 2 mois ; 1/3 des réunions ont été organisées par les élus. 1 million de personnes ont participé, soit 1 sur 50 Français de plus de 18 ans… en 2 mois. C’est énorme !

re leçon : l’envie est là… de parler des communs, de parler d’impôts, de démocratie, d’écologie. Il y a une envie que l’on peut qualifier de forte dans la société.

La 2e, c’est qu’il n’y a eu aucun incident dans ces réunions. Le cadre qui était posé, que l’on peut critiquer, a permis que cela se passe. On sent qu’une fois que l’on ouvre des espaces, ces espaces sont occupés. C’est vraiment un très très bon signe de la santé de la société. La santé politique.

À l’étranger, les gens étaient bluffés. Nous avons monté un groupe de praticiens de la démocratie participative du monde entier, et tous rêvent que cela se passe dans leur pays ! Tous ont trouvé cela fantastique ! J’ai aussi trouvé que cela a été un beau moment ; un moment pivotal — comme on dit en américain.

Le dernier enseignement, nous commencions chacune des 21 réunions en demandant aux personnes présentes: qu’est ce qui va bien en France ? Parce que le français a quand même une capacité énorme à souligner ce qui ne va pas — sourire. 66 millions d’experts 😊

Nous commencions ainsi à regarder le socle de valeurs communes. Et tous tenaient à ce commun, à la façon dont la société fonctionne en France, aux valeurs qui sont traduites dans la manière dont… la Sécurité sociale fonctionne, dont l’État fonctionne, dont la liberté est organisée sous toutes ses formes. Les valeurs socle de cette organisation ont été soulignées par les gens comme étant un trésor national, et cela s’est ressenti partout, en Bretagne, en Corse comme à La Réunion. Ce socle est une excellente nouvelle sur ce qu’on peut faire ensemble.

Il y a eu des critiques sur ce grand débat national, mais ce que je vois, de l’intérieur de l’appareil de l’État, c’est qu’ils sont en train de transformer radicalement les manières d’être et de se relier aux gens. Le lien État – population est en train d’être repensé. Sur la base de l’inclusion et du « comment faire autrement que par des études de marché ? ». Ce grand débat a aussi donné la Convention citoyenne, et beaucoup d’autres choses.

Enfin…cela percole à l’échelle européenne. Madame von der Leyen est en train d’imaginer une conférence sur l’avenir de l’Europe avec les citoyens tirés au sort. Cela va être massif ! 150 fonctionnaires sont en train de se former à la participation citoyenne. Il y plein de retombées… C’est très puissant ce qui se passe. Une vague de fond. On ne la voit pas à la surface de l’océan, mais quelque chose en train de bouger.

On le sent, participation citoyenne et démocratie te touchent et t’animent ! Si tu devais conclure ?
J’aurais envie de finir sur l’importance de la confiance.
Malgré tous les signaux, dont beaucoup témoignent d’une méfiance qui monte, je propose de nourrir la confiance. Et la bonne nouvelle pour moi, c’est que cela se passe dans la rencontre. C’est-à-dire des gens dans des salles, dans des scènes, dans des parcs, comme le font les Dialogues en humanité, dans des forêts… où l’on veut, mais des gens qui se rencontrent, parlent et prennent le temps de s’écouter. Quand le temps moyen passé sur les plateformes de démocratie participative sur internet est de quelques minutes, ici, c’est au minimum 3 heures pour échanger. Ce temps est nécessaire. Parce que les décisions aux communs sont des décisions qui touchent à des systèmes complexes, donc complexes. Le temps de la rencontre réelle, avec des gens qu’on ne connaît pas, qui ont une autre expérience de vie et un autre avis, une autre vision de la vie. Et avec de la méthode, cela fonctionne. La confiance se retrouve alors très vite. Très très vite.