Voilà longtemps que d'écrire une uchronie* sur d'autres formes d'écoles me démangeait... #C'estParti
#IdéationEnTousGenres #EcolePourTous,Petits&Grands
* récit écrit au présent mais se situant dans un temps futur où les idées ont pris forme
Juin 2044.
Je m’en souviens comme si c’était hier. De cet hiver 2024…
Je suis chez Musy, amie de longue date. Laquelle tourne tel un lion en cage, accrochée au téléphone. Voilà qui n’est pas son genre. Enfoncée dans son vieux fauteuil club récupéré sur un trottoir, je l’observe. La sens surtout. Et capte les vibrations de colère se dégager de partout. Elle, d’habitude si mesurée, commence à forcer la voix. Couper la parole. Accélérer le pas de ses allers et retours qui me donnent le tournis. Les prénoms de Pina, Borys et Jünga — ses 3 enfants — émergent en pop-corn. Ainsi que des mots tranchants… #racisme #brutalité #sexisme #climaticide #déni. Le ton monte. Jusqu’à ce qu’elle raccroche brutalement et prononce ces mots devenus son point de départ : Fuck leur école ! Mes enfants n’iront pas dans cette école d’une république qui ne fait que les déformer. Les abrutis sur des sujets dont ils n’ont pas besoin. Passe sans relâche à côté des vraies questions. Au service et fruit d’une société thermo-industrielle dont il nous faut pourtant sortir vite. Mes enfants N’IRONT PAS dans une école qui les abîme ; érige la compétition en système incontournable quand tout le monde sait que la coopération nous mènera plus loin. Qui n’imagine qu’une sélection par les maths pour des métiers qui n’en n’ont aucunement besoin. Et laisse sur le bord de la route tant de talents, tant de jeunes au nom de leurs différences. PLUS JAMAIS CA. Non… Plus jamais ça. #FUCKLEURECOLE Si l’école ne le fait pas, je vais faire l’école, me dit-elle alors, avec détermination. Ce qu’elle a fait.
-Si l’école ne le fait pas, je vais faire l’école!
Profitant de l’hiver pour commencer à faire du bruit, elle leva de premiers fonds via les Bees et autres plates-formes de crowfounding en vigueur. Baptisa son projet « TERRA ». Et s’y lança à corps perdu. Réveillant toutes les bonnes volontés, elle entreprit d’organiser de nombreuses soirées d’idéation sur les thèmes :
— quelle société voulons-nous être ?
— comment aider nos enfants à grandir dans un monde qu’il nous est impossible d’imaginer ?
— à quoi voulons-nous les préparer ? Pour quoi les outiller ?
— quels savoir-être et quelles compétences renforcer face à l’incertitude et aux changements ? Quelles matières indispensables ? Celles à conforter ? À éliminer ? Quelles qualités souhaiterions-nous renforcer chez eux.elles ?
— qu’aimerions-nous qu’ils puissent vivre ?
— quelles valeurs non négociables souhaitons-nous leur transmettre ?
Et tant d’autres questions pratiques ou métaphysiques, dont certaines avaient été perdues sur la route de notre développement à tout crin.
Les réunions se succédèrent. Et les candidatures commencèrent à arriver en même temps que les idées et les fonds. Car Musy n’était pas seule bien sûr - parente isolée face au mur des lamentations d’une administration que des politiques hors sol pilotaient avec des modes de fonctionnement issus du siècle dernier. Beaucoup se sont levés. Ils pouvaient fournir des heures de présence au projet. Des compétences. Des locaux. Des idées. Des réseaux. Des connaissances. TERRA se mua progressivement en une bannière de ralliement où convergèrent tou.tes ceux qui voulaient apporter aux enfants et plus globalement, à notre société, ouverture, sens de l’écoute, empowerment et responsabilité au service de l’évolution de notre humanité. C’est ainsi que ce qui avait commencé sur un coup de colère devenait boule de neige, entraînant tout le quartier puis le pays, autour de mon amie. La publication d’une nième étude Pisa, début 2024, nous aida aussi grandement, évoquant « notre école jugée trop cartésienne, abstraite, autoritaire, verticale, peu stimulante, trop focalisée sur la notation… » (1). Nous n’étions donc pas les seuls à faire pareil constat ; pas seuls non plus à imaginer le besoin d’une autre école. D’autres écoles.
-Entre connaissance de soi et de notre planète &
appren-tissages pour faire société
Quand je les regarde aujourd’hui, les premiers enseignements ne semblent pas… originaux. Il fallait initier, démarrer quelque chose par quelque part ! Et plus encore, se mettre à niveau collectivement. Résonner de concert.
Entre connaissance de soi et de notre planète, appren-tissages pour faire société, et inscription de ce projet dans d’autres futurs que ceux que l’on nous prédisait alors — futurs souhaitables dont parlaient certains de nos amis depuis longtemps (2) —, nous avons commencé à semer, imaginer, relier. Car l’idée n’était pas d’inventer. Tout était là… entre savoirs ancestraux, recherches, pédagogies et expériences déjà tentées. Il s’agissait juste d’assembler différemment. Et de façon pérenne, pour pouvoir construire dessus. Patiemment. Mix de murs de pierres sèches et de panneaux japonais légers, biosourcés et mobiles.
Bien sûr, toutes simples que semblent les choses aujourd’hui, rien ne fut cependant… facile. Les différents mouvements jugeant les tendances écologiques responsables de tout nous virent aussi d’un mauvais œil, nous traitant d’écolos bobos. Craignant que notre chantier ne déteigne sur tous les autres que nos démocraties exsangues ne savaient plus gérer, ils voulurent nous diviser. Et le terreau s’y prêtait !
Les peurs, colères et objectifs de chacun.e ressortaient tant que nous avons commencé par mettre cela à plat.
Quelle était, pour nous, l’idée de ces autres futurs ? De quel récit nous nourrir en commun pour avancer malgré les montagnes face à nous ?
Nous sommes finalement arrivé.e.s a lancer l’école dès la rentrée 2025.
Avec 21 enfants des amis et proches.
21 jeunes qui étaient tout à la fois les premiers testeurs, mais aussi créateu.trices de leur enseignement. On essaierait avec eux. Mais ils avaient la parole pour commenter, proposer, critiquer. Et c’est ainsi que commença l’aventure. L’idée de changer les rapports « sachant.es — apprenant.es » fut assez vite adoptée. Bien sûr, le niveau de connaissances des expert.es ou spécialistes n’était pas remis en cause. Il s’agissait juste d’instaurer un autre type de relations. Ainsi que de (re)donner du sens aux matières. Positionner l’apprenant.e en situation d’être en responsabilité de son cheminement dès le plus jeune âge, et les relier entre eux. En parallèle, nous souhaitions trouver des formes d’exercices pour que puissent se renforcer la complémentarité des intelligences, l’esprit critique et la libre expression en respect des parcours de chacun.e. Haro sur la compétition ! Haro sur le lissage des intelligences par des matières inertes ! Haro sur ce qui excluait les enfants dès leur plus jeune âge : impensable pour nous de ne pas aider chacun.e à identifier puis renforcer sa singularité.
Dès le démarrage, aux cours d’empathie, de méditation et de pleine conscience déjà en place, nous avons proposé des ateliers de résolution de conflits interculturels. Mêlant les tranches d’âges, nous commencions par plonger dans l’histoire des affrontements entre différent.es peuples, religions ou groupes ethniques. Leurs coûts humains. Les affres qu’ils causèrent. Puis, analysant de grandes figures de la paix — comme Mahatma Gandhi, Wangari Maathai, Martin Luther King, Malala Yousafzai, Simone Veil ou Nelson Mandela —, nous nous sommes mis à étudier leurs méthodes. Leurs cheminements. Les essais, erreurs et succès. Ce qui nous a permis de mieux promouvoir la compréhension mutuelle. Aidés en cela par un mouvement lancé dans les années 2020, les Confkids (3) associés aux Tambourlingueurs (4), nous avons imaginé des cours d’humano-philosophie. Où explorer les ressorts et la nature de la réconciliation, mais aussi, de la justice, de la liberté, de l’amour. Via des lectures communes, en arpentage, les plus jeunes abordèrent les grands textes, discutant de leurs propres visions d’un monde idéal. C’est à la même époque que l’on imagina de démarrer les matins par des ateliers sur l’art de la gratitude et de la célébration. Intégrant des pauses de reconnaissance envers la vie en nommant et fêtant les moments simples. De nombreuses expériences en tous genres virent le jour. Pop-corn joyeux à travers le pays. Cocktails aux angles pluriels, proposés par d’anciens enfants à ceux qui nous regardaient alors, ou par ces derniers aux plus grands. Permettant de développer l’approche du NOUS. Du collectif. De la coopération. De l’entraide. Mais aussi, approche de l’âge. Des étapes de vie. Du vieillissement. Du bien vieillir. Appréhension du plus jeune âge jusqu’au grand âge. Partages sur la vie, la mal a dit, la mort — l’amor. Explorations profondes reliant intimité et collectif ; autonomie et lien social. Fruits d’échanges entre personnes d’âges variés.
C’est à ce moment que Pinà, haute en couleur, mais bien menue pour ses 9 ans, entra en amitié avec le vieil Ernest dont la vie, avec ses 98 printemps, ne semblait plus tenir à grand-chose. Les premiers contacts furent… hésitants. La petite observait l’homme avec étonnement. Cette peau tirée sur les os, renforçant les traits d’un visage émacié ; ses yeux d’un bleu très clair engoncés au fond de brunes orbites. Ce gabarit à peine plus lourd qu’elle ; cette démarche si lente. Si lente. Ce regard la fixant sans beaucoup d’expression. Était-il content de ses visites ? Captait-il ce qu’elle venait faire ici ? Qu’elle avait pu être sa vie avant ? De l’imaginer plus jeune, enfant même… voilà qui avait demandé des mois et de nombreuses séances avec albums de photos commentés pour que Pinà puisse tisser le fil de l’existence de cet homme. Ernest sur ses skis nautiques saluant d’un sourire étincelant. Ernest ravaudant ses filets après de longues parties de pêche. Ernest déguisé, rieur et séducteur ou pensif et concentré. Sans bien comprendre pourquoi, ni bien capter ce qu’elle était en train de vivre et d’apprendre, Pinà revenait avec constance. Elle commença par chercher ce qui pouvait apporter un peu de douceur à cet homme en fin de vie. S’enhardissant au fils des mois, elle racontait ses cours et les questions que cela lui posait. Mais aussi… se faisait plus calme. Plus mesurée. Ralentissant son timbre de voix de visite en visite. La tranquillité s’invitait en même temps que se tissait le lien. Progressivement, elle osa lui prendre une main. Juste : lui tenir… parfois seulement. Elle créait ainsi des moments de proximité, moments sans mots qu’elle commença à goûter. Et vibrait qu’Ernest semble les apprécier. Au fils des semaines, l’énergie de Pinà s’apaisa. La fillette venait s’asseoir aux pieds du grand-père. Parlant tout haut. Ou pas. Écoutant ses quelques mots et ses silences. Reliée au vieil homme sans plus de gêne. Il lui apprit la pleine présence, au-delà des paroles. Et leurs rencontres durèrent 18 mois. Jusqu’à la mort d’Ernest. Ces guirlandes de moments-pépites, de moments-sources, l’enfant les ramenait à l’école, comme le faisaient sa sœur, son frère et leur.es ami.es. Tels ces partages après une cueillette de champignons, chacun.e apportaient ses expériences à TERRA. Apprentissages devenant ferments d’échanges. D’ateliers. D’enrichissement collectif. Source d’humus — de bains d’humanité. Longtemps après, Pinà contait encore souvent ce morceau de route avec Ernest. Et combien ces moments lui furent précieux pour tapisser son architecture intérieure. Revêtement indélébile. Nuances apprises par ces espaces liminaires entre vie et mort. Entre âges. Entre mots et silences. Hors de tout.
Carole Babin-Chevaye. Mars 2024
Notes :
(1) Revue epsilon février 2024
(2) Institut des Futurs souhaitables
(3) Conkids
(4) Association des Tambourlingueurs