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Avec Laetitia Vitaud, pour que le féminin des hommes… 

 

l’emporte face à un masculin des femmes équilibré

Entre Londres, Paris, la Normandie et Munich, où elle habite depuis plus de 2 ans avec mari et enfants, Laetitia observe, traque, tisse et invente une toile subtile et décalée avec ses mots, articles et livres. Son dernier, sorti le 13 avril 2022, En finir avec la productivité, critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail, chez Payot, campe un mélange de recherches, données et convictions selon un angle - féminin - nouveau.  

Comme je l’écrivais déjà, dans une précédente interview d’elle où nous parlions futur du travail, switch et empowerment, Laetitia est l’une des rares auteures dont je termine généralement les livres et articles — un exploit face à cette profusion de mots qui nous assiègent ! Sans doute est-ce dû à son mélange de clarté et de pertinence/impertinence ; d’assertions et de faits & chiffres ; de prises de position bien campées et… de rondeurs.   

 

Peu de sujets sociétaux semblent lui échapper. Comme en témoigne ce média qu’elle a co-fondé avec son mari, Nicolas Colin, pendant le confinement : Nouveau Départ… Inventer un média en pareil moment ! Mais les rencontres, comme les regards croisés qu’ils y tissent, offrent d’autres angles, lumières et passerelles. #OnEnATantBesoin !  

Dans ce questionnement qui m’anime en ce moment : et si les femmes avaient un rôle particulier à jouer en cette période ? Serait-ce... les femmes ou le féminin ?, je la croisai au détour du salon VIVES. Joie et évidence de l’embrasser. Et de lui proposer cette interview. 

Grand plaisir, toujours ! Et vif intérêt de l’entendre.

#CParti ! Merci encore plein de fois Laetitia ! Et longue vie à ce nouveau livre passionnant. 

 

Carole Babin-Chevaye : Je repars donc sur ce fil… et si les femmes avaient des façons d’être, une énergie spécifique, un rôle particulier à jouer, quel serait-il pour enclencher les transformations voire les métamorphoses dont nous avons tant besoin ? Que pourraient-elles amener à ce.s moment.s ? 

Laetitia Vitaud : Dans les périodes de crises, de changement ou de transitions, les femmes ont toujours assuré les liens. Quand tout s’effondre, elles tissent, en permanence. C’est ce rôle de tissage qui permet de réparer, de panser — et non penser —, alors même qu’on est en train de détruire… 

J’ai longtemps trouvé clichés ces contrastes où monsieur va-t-en guerre quand madame tisse… Dépassés. Obsolètes. Mais que cela soit la crise climatique, la crise ukrainienne ou celle du covid, on est à chaque fois confrontés à des choses tellement basiques ! Où ressort avec force l’opposition entre la création, la production, la construction de neuf qui épuise notre planète, et ce qui consiste à recycler, réparer, tisser, refaire, réutiliser. Cette opposition, que cela soit dans notre culture et notre imaginaire, est très liée au genre. 

Or ce qui relève de la réparation, du recyclage, de l’up-cycling est fortement dévalorisé, mais pour autant, bien d’actualité dans le contexte d’aujourd’hui !

C’est donc bien du côté du féminin que vient notre salut. J'aime bien ces images d’insectes… toutes ces petites choses, ces petits gestes de couture, de réparation, métaphore si belle. 

CBC : Tu écris dans ton nouveau livre... « Je ne pense pas que les femmes soient génétiquement disposées à mieux préserver la planète et le lien social, mais elles l’ont intégré par apprentissage social et par contrainte économique. Elles ont souvent mieux appris à prendre soin des autres et à faire plus avec moins, car elles ont à la fois moins de ressources économiques et plus de personnes à prendre en charge. » 

LV : Ceci ne me semble pas, en effet, le fait d’une prédisposition génétique ou naturelle ; ce sont plutôt les contraintes de la précarité, de la pauvreté. Cela tient aussi qu’elles ont été en retrait, en secondes positions, à devoir faire beaucoup avec peu ; comme de ne pas pouvoir lever des fonds quand on est une entrepreneuse parce que les capitaux risqueurs ont trop de biais sexistes ; qu’il leur est plus difficile d’emprunter, et que toutes les ressources sont moins accessibles. Face à toutes ces contraintes, les femmes ont une plus grande efficience. Le ratio ressources utilisées sur valeurs créées en atteste clairement pour les entrepreneuses ; elles réussissent à avoir des résultats bien meilleurs avec des ressources très inférieures. 

C’est un véritable argument de sobriété :-). Il faudrait en fait donner moins de moyens à tous pour assimiler les enseignements de ces contraintes. Mais aussi, de mon point de vue, tous (ré)apprendre à réparer, recycler, faire plus avec moins. 

Réapprendre de ces périodes où l’on était démunis. 

Retrouver cet héritage et l’intégrer un peu partout. Aidés par ces personnes plus résilientes que sont souvent les femmes et certains hommes, qui ont une longueur d’avance. Qui tissent, soignent, pansent. Gèrent la misère au quotidien. Et que l’on voit d’ailleurs de plus en plus dans les phases de crises.  

CBC : Dans ton livre, tu parles beaucoup du travail invisible, mais aussi, de la main invisible. Y a-t-il un lien ?  

LV : Adam Smith, le 1er économiste (philosophe et économiste écossais 1723/1790), a nourri cette école de pensée adepte de laisser faire le marché, ce qui apporterait, selon lui, toujours les meilleures solutions. La main invisible est devenue une sorte de dogme libéral qui n’incluait pas du tout les vraies invisibles, en l’occurrence les mains féminines.  

La main invisible est constituée "par l’ensemble des actions individuelles de gens qui poursuivent leur propre intérêt et contribuent ainsi au bien commun".   Dans l’esprit d’Adam Smith, il s’agit donc d’hommes comme le boucher, le meunier ou le boulanger, qui, poursuivant leur intérêt égoïste et coordonnant leurs actions, donnaient lieu à une production commune telle que le dîner sur la table par exemple. Pain, viande, légumes, vin, tout était là !

Ce qu’il ne voyait pas, c’est que ce dîner avait été rendu possible du fait de la préparation du repas, du service, de la vaisselle, etc. Un travail non marchand, souvent effectué par des femmes, et… invisible pour qui ne regarde pas. La main invisible désigne ainsi les forces du marché — ce qui est argent, vendu, acheté — mais on passe complètement à côté du travail invisible qui est ce socle d’actions, d’activités non marchandes, assurant le bien-être, le lien social, les soins, l’éducation des enfants, etc. Autant d’actions non marchandes donc invisibilisées, non valorisées.  Une partie de ces activités est entrée dans la sphère marchande. Garder les enfants, s’occuper despersonnes âgées, nettoyer les chemises, repasser, prendre soin, etc., toutes ces choses sont devenues les services de proximité que l’on connaît. Mais, concurrents du travail gratuit effectué à la maison, ils sont restés dévalorisés, car héritiers d’un travail invisibilisé, domestique, largement féminin, et censés être « couverts » ou compensés par le travail masculin, marchand, rémunéré.  

Le salaire de l’ouvrier, avec des syndicats puissants du milieu 20ème siècle avant l’arrivée massive de beaucoup de nouvelles femmes sur le marché du travail, couvrait les besoins d’une épouse qui pouvait ainsi travailler pour rien à la maison. Cet héritage est resté. La notion même de salaire d’appoint continue de contribuer à la dévalorisation d’un grand nombre de services de proximité, alors qu’il y a plein de personnes seules, et pour lesquelles ce ne peut être d’appoint !

Or si nous ne sommes pas en bonne santé, si nous n’avons pas de système de santé, nous ne pouvons travailler. Si nous n’avons pas d’enseignants et d’enseignantes, nous ne construisons pas l’économie de demain. Si nous n’avons pas de nounous, d’assistantes maternelles, d’auxiliaires de vie, tous ceux bloqués à la maison pour s’occuper de ces tâches ne peuvent alors rejoindre l’économie valorisée. 

Alors même que ces activités et fonctions qui constituent ce travail gratuit passent sous les radars, ce dernier est véritablement le socle sur lequel repose tout notre édifice.  

CBC : Tu écris aussi… « (les femmes) ont souvent mieux appris à prendre soin des autres et à faire plus avec moins, car elles ont à la fois moins de ressources économiques et plus de personnes à prendre en charge. Ces apprentissages devraient être étendus à toute la population et plus largement valorisés ! Les acquis réputés plus “féminins” de soin aux autres et d’économie des ressources pourraient faire partie des solutions. » Tellement ! Mais comment/où diffuser et valoriser ces apprentissages ? 

LV : Il me semble qu’il ne faudrait pas passer à côté d’un sujet très central dans ces apprentissages, c’est celui qui concerne les hommes. Pendant très longtemps, on a dit aux femmes façon Sheryl Sandberg : comportez-vous comme des hommes ! Allez-y. Demandez vos hausses de salaire. Mettez-vous à la table des négociations. Prenez le pouvoir. Faites des maths ! Et arrêtez de vous excuser et de dire pardon tout le temps ! 

Je ne dis pas qu’il ne faut pas plus de femmes dans les COMEX ou les conseils d’administration, si l’on parle des postes à pouvoir… comme si le féminisme se résumait à cela ! Mais cela ne concernera jamais que 0,000 01 % des gens au sommet de la hiérarchie dans les grandes organisations. Cela n’a donc aucun pouvoir de transformation. Cela me semble être de la pensée magique d’imaginer que cela va tout changer !  

Quand on se concentre sur le travail et la mixité des métiers, il faut regarder les deux, pas uniquement la présence de femmes dans les métiers dits masculins. Mais aussi, la présence des hommes dans les métiers dits féminins. Il me semble essentiel qu’il y ait plus d’hommes dans les métiers du soin et du care. Tout comme il me semble essentiel qu’on ne laisse pas la profession des enseignants devenir totalement féminine. En une génération, on est passé de l’ordre de 50 % et quelques à 2/3 de femmes. Et plus tu descends dans l’âge des enfants, plus c’est féminin ; ainsi, dans les écoles maternelles et primaires, on a plus de 80 % de femmes ; plus tu montes, plus c’est considéré comme valorisant, plus la proportion se masculinise. Or cela me paraît essentiel de lutter pour que cette profession reste mixte, à tous les niveaux. Si on la masculine d’avantage, cela s’accompagnera d’une valorisation. Puis de rôles modèles masculins. Et d’un meilleur partage des rôles sociaux qui vont avec, comme s’occuper des enfants, transmettre, tisser des liens, soigner. Pareil dans le monde de la santé : plus on monte dans une hiérarchie des professeurs-chercheurs penseurs, plus c’est masculin ; c’est là où il y a la connaissance, le savoir, la science. Dès qu’il s’agit de panser, plus c’est féminin. On observe ainsi des clivages à l’intérieur même des métiers et des branches extrêmement genrées.  

Or dans chaque métier, il y a la place du masculin et du féminin ! C’est une question de valorisation, avec derrière, un choix politique. Car il en découle de nombreux changements à mettre en place : valorisation de certaines tâches comme de certaines compétences, révision des programmes scolaires, sortir de la forte dichotomie de genre mettant le penser du côté masculin et le panser du côté féminin, etc.  Et s’assurer d’une réelle mixité à chaque échelon, à chaque endroit de la société. 

C’est à ce moment que ce sont invité des réflexions sur les questions que se posent les jeunes de notre entourage concernant le genre, la non-binarité — près d’un quart des 11-20 ans se définiraient comme non binaires ! —, le gender fluid

LV : Cela ne me semble pas suffisant de dire je ne suis pas une femme. J’aimerais que l’on continue à œuvrer pour qu’être femme, cela puisse inclure tous les possibles et ne plus accepter les rôles sociaux associés à un genre. Je suis contente de voir que mes enfants ont cette hyper sensibilité. J’espère qu’ils n’oublieront pas les sujets essentiels du féminisme de leurs aînées. 

CBC : Que peut nous apprendre/indiquer cette remise en cause du genre ? Si cette attribution ne fait plus sens — ce qui serait une bonne nouvelle ! — est-ce pour aller vers plus d’élasticité dans les tâches et fonctions ?

LV : Vu l’assignation systématique de rôles sociaux à un genre et pas à un autre, on peut dire que le féminisme politique a échoué. Il n’a pas réussi à valoriser le féminin. Les jeunes vont donc un cran plus loin, nous disant : je n’en veux pas ! Je pense que là, il y a vraiment quelque chose d’une radicalité culturelle et politique qui est intéressante, même si on peut la discuter.

CBC : Cela refait passerelles avec mon questionnement sur… qu’est-ce que le féminin, et son pendant, le masculin ?

LV : Le féminin a un spectre très large de rôles et de qualités associées, qui sont tout autant de constructions — lesquelles dépendant aussi de nombreux paramètres : fratrie d’origine, culture, etc. Auxquelles s’ajoute le rôle de nos hormones dont les variations sont si fortes et diffèrent énormément d’une femme à l’autre — les hommes en vivent de même de très fortes. Ce qui est sûr, c’est que nous générons tous les mêmes hormones dans des proportions différentes. Certaines femmes ont ainsi beaucoup de testostérone quand certains hommes en ont moins, etc. Je pense qu’on serait plus avancés si on avait une vision plus en continuum. C’est-à-dire fonctionnant moins sur l’opposition binaire hommes/femmes que sur l’acceptation de tout un spectre de personnalités, postures, attitudes yin et yang. 

CBC : Quels te semblerai.en.t l’élément/les éléments déclencheurs pour arriver à changer le cours des choses ?...

LT : Que les hommes embrassent leur féminin ! 

Tu as vu ce livre « Le coût de la virilité, ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes » par Lucile Peytavin…  ? Si l’exercice a ses limites, il permet d’avoir une idée du coût de cette virilité toxique, du côté de l’agressivité, de la conquête, de l’ambition agressive. Ce que font clairement ressortir des chiffres comme… 90 % des personnes condamnées par la justice sont des hommes; ou 96 % de la population carcérale est masculine. C’est ainsi que l’auteure tente de déconstruite « les idées reçues sur les prétendues causes biologiques et décortique les mécanismes éducatifs à l’œuvre. »

 

CBC : Si les hommes embrassent leur féminin, aux femmes d'embrasser plus aussi leur masculin ? 

LT : Pas nécessairement! On est arrivé au bout de ce cycle. De tout ce côté destructeur, agressif, conquérant, colon, maître de la nature pour construire en anéantissant systématiquement tout ce qu’il y a… au nom de la bonne cause ! Tout cela a été si longtemps valorisé. Mais soit on en meurt, soit on recycle, on répare pour mieux repartir.

Pour cette bascule, il est nécessaire que le féminin des hommes l’emporte, les emmenant sur le tissage, la transmission et tout ce dont on a parlé, et que le masculin des femmes reste équilibré ; c’est-à-dire qu’elles n’adoptent pas ce modèle conquérant, de production-création qui valorise la destruction pour construire.  

C’est en fait une réconciliation. Qui nous permettrait de vivre dans un monde plus sobre. Plus écologique, dans le sens étymologique du terme, c’est-à-dire qui soigne les relations des individus entre eux, entre les individus et avec leur environnement. Plus horizontal. Et plus harmonieux. Oui… plus sobre. Modeste. Humble.

On nous a souvent dit aux femmes qu’il nous fallait arrêter de nous faire petites. Mais il faudrait en fait que nous nous fassions tous plus petits et plus respectueux les uns des autres. Pour se laisser la place. Et soigner les liens entre nous.   

#PasMieux! Merci encore Laetitia de ce moment, de ces apports, de ce regard! Interview du 25 mars 2022.

Laetitia Vitaud, auteure et conférencière

Quelques liens :

- En finir avec la productivité, Payot, Laetitia Vitaud

- Nouveau Départ, média lancé par Laetitia Vitaud et Nicolas Colin

- Le coût de la virilité, éditions Anne Carrière, Lucile Peytavin