Revenir au site

De Paris à Auroville, Yanne Dimay dans tous ses rôles

 

L’exercice de présenter un être aux 1 000 vies m’a toujours inspirée ! Yanne Dimay fait partie de ces personnes, que l’on rencontre en Inde, dans la bande de Gaza comme en Normandie… Ce qui donne lieu à des échanges riches, des perspectives autres, des audaces stimulantes.

Face à pareil parcours, envie de tirer 3 des fils rouges de la pelote.

Celui des mots déjà. Comédienne toute jeune, Yanne a ainsi servi de grands textes aux côtés des plus grands, puis a écrit, avec succès, pour plus tard, accompagner des étudiants dans cet exercice d’écriture, de France jusqu’en Palestine. Enjeux et perspectives différant…

Le second fil qui me saute aux yeux dans la vie de Yanne : celui de sa liberté intérieure. Qui l’a amenée à participer à l’incroyable aventure d’Auroville, ville utopique par excellence. Arrivée 8 ans après l’inauguration de cette cité expérimentale à proximité de Pondichéry, en Inde, Yanne Dimay, maman depuis peu, a 26 ans. Elle restera 17 ans avec son compagnon et ses enfants sur ces champs de cacahouètes où tout est à créer. De la construction de leur hutte initiale à l’enseignement dans pareil contexte ; des plantations d’arbres à l’apprentissage d’une cohabitation avec les vaches et les chèvres… Cette recherche d’une nouvelle conscience, fondation du projet d’Auroville, se décline dans un quotidien très physique, véritable lutte pour que ce petit bout de terre existe.
Vrai jalon.
Dont elle repartira avec son mari, malgré les attaches qu’ils s’y étaient créées, pour revenir sur Paris. Puis s’engage dans de singulières aventures comme celle de vouloir comprendre le sujet israélo-palestinien. Séjournant 15 jours en Israël, elle passe en Palestine et vit un nouveau choc. Sa vision du monde et de ce conflit changera à jamais. Et là voilà imaginant des ateliers d’écriture pour donner la parole aux jeunes palestiniens… avant d’enseigner le yoga à Paris.
Liberté intérieure vous dis-je !

Le troisième fil — sans parler de tous ses fils d’or plus intimes — ? Cette façon qu’a Yanne Dimay d’avancer. De chercher. D’inventer chacune des étapes de sa vie sans regard en arrière, ce qui lui fait dire : « je ne suis pas une femme du passé. Quand je lis un livre ou vis un moment, je suis dedans à 100 %. Mais je reviens rarement sur des choses. »

Karen Blixen des temps modernes, entre franc-parler, courage et engagement. Merci Yanne ! #C est Parti #CapSurTantDeRôlesPossibles…

Nos premiers échanges n’ont pas tout à fait pris la direction que je pensais !
J’envoyai en effet à Yanne, quelques jours avant cet échange, la trame de questionnement que je souhaitais explorer avec elle. De type : « Nous sommes dans un moment de vie de la Terre où notre humanité entraîne bon nombre d'équilibres et d'écosystèmes en limite de rupture, conséquence de nos modes de vie et de consciences comme de nos systèmes d'extraction et d'exploitation des ressources. Peut-on continuer indéfiniment comme cela ?
Et si... les femmes avaient un rôle particulier à jouer dans ce moment civilisationnel ?
Quel pourrait-il être alors ? Qui seraient-elles ? Où cela pourrait-il se glisser ? »

Mais Yanne de me répondre sans ambages :
Les réponses à tes questions sont évidentes, car à part dire non, du moins à la première…

Je persistais cependant ! Et si les femmes…

YD : Je ne sépare pas le genre humain en Femmes et en Hommes.
Je n’ai jamais vraiment partagé le monde ainsi — autre que pour la sexualité. Mais pour le reste, cela n’a jamais compté pour moi. J’ai la chance de ne pas avoir subi de pression, d’empêchement.
Est-ce à cause de mon attitude que je n’ai jamais attiré des hommes qui auraient pu me dominer ? Ou bien est-ce parce que je ne me mettais pas dans des situations de dépendance ? J’ai en tout cas toujours fait le choix d’être indépendante. Et les hommes avec qui j’ai vécu m’ont ouvert les portes, m’ont ouvert les fenêtres, et m’ont aidé à grandir.
Mais bien sûr, je comprends le problème des femmes empêchées.

Je n’ai donc jamais opposé les femmes aux hommes. Cependant, je suis bien consciente d’être née sur une partie du monde où les femmes se sont battues, et se battent, encore pour acquérir les mêmes droits que les hommes, et tout particulièrement le droit à l’éducation donc aux responsabilités, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays.

OK… nous n’irions pas dans cette direction !
J’essayais néanmoins une autre percée du type : peut-on parler alors du féminin, ingrédient qui pourrait nous aider à fonctionner différemment — bien consciente de l’existence du masculin et du féminin en toute chose — ?

YD : Hum…
Les problèmes de l’humanité en ce moment sont de plusieurs sortes : la faim et la pauvreté, la violence à tous les niveaux, présente chez l’homme comme chez la femme comme entre États, et la sauvegarde de notre environnement, en lien avec le climat.
Cette aptitude à mener des guerres, les femmes n’en sont pas dépourvues, bien que se soient-elles qui en paient le prix le plus haut. Margaret Thatcher, Indira Gandhi et d’autres encore ont agi tels des hommes ! La femme n’est absolument pas exempte de violence et de sentiments monstrueux.
Dans l’histoire, Médée, qui tue ses propres enfants par vengeance, est une femme, et Kali, une déesse. Certains hommes sont plus doux en tant que père que certaines femmes à l’égard de leurs enfants.
Si le féminin représente la douceur, la sensibilité, une capacité particulière à l’empathie, alors oui il nous faut cultiver cette part en nous-mêmes.

Mais ce n’est pas le féminin qui changera des choses à mon avis.

Mais je ne lâcherai pas encore 😊
Si ce n’est pas du côté des femmes, ni du féminin, ce pourrait-il être du côté de la sensibilité par exemple ?

YD : Si je ne mets pas les femmes au-dessus des hommes ou dans un panthéon, je mettrais par contre au-dessus les êtres qui ont développé leur conscience — et du coup leur sensibilité. Particulièrement ceux qui sont dans « l’agir ».

On se focalise actuellement sur le changement de climat et l’écologie quant à l’avenir de la planète. C’est juste, et c’est extrêmement grave ! Mais cela empêchera-t-il les guerres, le terrorisme ? A-t-on éradiqué la faim ? Ce ne sont pas des questions que le féminin ou le masculin peuvent résoudre, ce sont des réalités globales du monde. La prise de conscience des problèmes écologiques ne fait que rajouter à tous les problèmes existants… Comme les sujets sur l’eau — ou plutôt, du manque d’eau, ce qui est déjà le cas dans certains pays — ou la désertification. Cela va provoquer des migrations en masse. Bref, la violence sera toujours là.

Finalement, que verrais-tu comme composant de notre ressort pour sortir de la trajectoire mortifère qui est la nôtre ? Une évolution des champs de conscience ? Ou…

YD : Il s’est passé une prise de conscience après la guerre de 1914 par exemple. Les femmes avaient pris le pays en main, plus particulièrement dans les campagnes, la santé et l’éducation. Mais une guerre a éclaté 20 ans plus tard ! Puis une autre. Et ainsi de suite. Les guerres de territoire se poursuivent encore et encore, partout sur la planète.
Je pense qu’il serait plus juste de vivre avec la conscience que nous sommes complètement connectés à tous les autres êtres humains et au vivant. Que leur bien-être compte autant que le nôtre. Il s’agit pour moi d’augmenter sa conscience à la planète entière. Une conscience qui encercle, s’élargit à tous. Ce n’est pas simple.

« Rien dans la nature ne vit pour lui-même.
Les rivières ne boivent pas leur eau.
Les arbres ne mangent pas leurs fruits.
Le soleil ne brille pas pour lui-même.
Vivre les uns pour les autres est la loi de la nature. »
Auteur inconnu, in « Respire » de Maud Ankaoua

Le numérique est un des agents de conscience, il nous donne au moins l’information. Tout est lié. Et désormais, on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas.

Dans cette vision, cela ne sert à rien de se gargariser d’un PIB formidable en France si à côté ou plus loin les pays s’écroulent. Tant qu’on n’aura pas cette conscience-là… Que nos dirigeants n’auront pas des visions de ce type… Rien ne changera vraiment. On se bat pour un plus grand pouvoir d’achat qui deux ans plus tard sera absorbé par l’inflation ! Il n’y a que ce mot. Comme un mantra mortifère. POUVOIR d’ACHAT. Nous recevons sans cesse des injonctions contradictoires : moins consommer pour sauver la planète, mais plus consommer pour maintenir le PIB : c’est absurde !
Et le féminin là-dedans. Je ne vois pas…

Je souhaiterais qu’on change de mantra, pour choisir le POUVOIR d’ÊTRE ou le POUVOIR DE VIVRE.

De faire le lien avec ce qu’a vécu Yanne à Auroville me démange bien sûr. Incroyable expérience où le travail sur la conscience était bien au cœur du projet…

YD : Absolument ! À Auroville, c’était au cœur du sujet !
Sri Aurobindo avait écrit des pages et des pages sur la conscience dans le travail, dans la réalisation, etc. Mais ce qui est intéressant, c’est que celle qui a intégré ces pensées dans la réalité est une femme. Et une femme âgée de surcroît, pas une jeune femme. Mira Alfassa, aussi appelée la Mère.
Pour mettre la pensée de Sri Aurobindo en pratique, Mira Alfassa a voulu créer cette ville comme un laboratoire. Souhaitant ainsi donner un terrain de jeu à ceux qui voulaient expérimenter, dans l’idée que cela fasse ensuite des petits un peu partout.

Une femme âgée. Est-ce important ?

YD : Je n’ai pas de restriction à cela. Je parle simplement de faits historiques.
Quand Mira Alfassa est arrivée à l’ashram de Sri Aurobindo, elle avait 30 ans passés. Sans doute a-t-elle dû attendre dans son développement personnel d’atteindre ces 85 ans pour que ce projet voie le jour.
Bien sûr, il a fallu convaincre les gens autour d’elle.
Convaincre le pays qui la recevait, l’Inde.
Puis le monde, l’UNESCO ayant en effet soutenu le projet.
Mais elle a certainement dû attendre ce moment-là, car autrement, elle l’aurait fait avant.

À 15 ans, Greta Thunberg a réussi par son éveil de conscience à entraîner une jeunesse avec elle, ainsi que de nombreux adultes. Ce n’est donc pas dans ces termes que cela se pose.

Mais ce qui est remarquable dans ce cas, c’est que Mira Alfassa était une personne âgée. Or dans le monde, les femmes ont, pour la plupart du temps été considérées pour leur jeunesse et leur beauté. Bien sûr, les choses avancent un peu en Europe. Et il est même admis que les femmes peuvent être performantes — chef d’entreprises, ministres, etc. — sans être forcément jeunes ! 😊
Mais cette femme n’a pas eu peur de son âge pour démarrer une aventure ! Nous nons plus, nous ne devons pas craindre notre âge !

Face à cette page blanche qu’était Auroville, où tout était à inventer, avec l’idée d’agir en conscience sur tous les sujets, la peur de l’inconnu devait être courante ! Malgré les milliers de pages écrites par Sri Aurobindo et l’exemple de Mère — morte 3 ans avant l’arrivée de Yanne et des siens —, quand il fallait s’occuper des poules, planter, se défendre des chèvres, élever les enfants, gagner de quoi vivre, les doutes devaient être légion. Qu’est-ce qui t’a fait tenir 17 ans là-bas ?

YD : Je pense que c’est notre capacité à « l’utopie ».
Pas à croire mais à être utopiques. Peut-être est-ce dans les gènes ? Rires
Nous n’étions pas nombreux en 76, soit 8 ans après le début de l’aventure.
À peine 80 personnes. Sur 25 kilomètres carrés.
Cela n’attirait pas grand monde 😊 même si c’était connu, du moins, dans les milieux qui auraient pu être intéressés. Cela ne pouvait attirer que les intellectuels et les artistes — et c’est d’ailleurs eux qui sont venus.

Déjà, on partait dans l’inconnu.
Et on doutait.
À chaque fois.
De tout. Et bien sûr de soi-même, de ses capacités à être inventif, à essayer de trouver quelque chose de nouveau. À tenter de ne pas reproduire ce que nous connaissions déjà, même si cela pouvait être rassurant. Et là… on ne savait jamais si on se trompait ou pas. Il n’y avait pas de gourou ou de maître pour nous dire si nous étions sur le bon chemin. Il fallait être absolument sincère avec soi-même.

Ce qui était grave, c’est qu’on mettait nos enfants et leur avenir dans le jeu — non pas en jeu.
Nous étions persuadés, mon compagnon et moi, que ce que nous donnions à nos enfants était d’une richesse sans mesure. Nous leur offrions en effet la liberté de se développer sans entraves ni embrigadement. Et cela a réussi… Mais j’avoue qu’il y a eu des moments où j’ai eu envie de partir, tant parce que cela me paraissait au-dessus de mes possibilités, mais aussi, parce que ça n’avançait pas assez vite. Et qu’on avait beau avoir de la bonne volonté, tout le monde n’avait pas la même volonté. Nous n’arrivions pas des mêmes endroits, avec les mêmes parcours.

Qui regarde à l’extérieur rêve.
Qui regarde à l’intérieur s’éveille.
Carl Gustav Jung

Et qu’est-ce qui fait que, malgré ces peurs et ces doutes, tu y sois quand même restée ? Qu’est-ce qui a été le plus fort dans tout ça ?

YD : L’aventure !
Les découvertes.
Instant après instant.
Et ça, c’était irrésistible.
Pour nous, pour moi et mon mari.
Irrésistible.
La vie que me proposaient mes parents était ennuyeuse, trop banale, et ne me convenait pas du tout. Ni celle qu’ils vivaient — normale, de petits bourgeois — ni celle qui s’offrait à moi : faire des études, me marier. Rien que l’idée me déprimait !

En fait, je voulais jouer tous les rôles !
Vivre toutes les possibilités d’un être humain.

Devenir comédienne a donc été la meilleure solution. Et c’est comme cela que j’ai commencé une jolie carrière de 18 à 25 ans, en jouant avec de très grands acteurs les pièces du répertoire.

Mais cette aventure d’Auroville, c’était une aventure totale ! Cela signifiait aussi, concrètement, de renoncer à la sécurité… pas de sécu, de retraite, de salaire.
On s’est donné les premiers rôles !
Il n’y avait plus besoin de metteur en scène ou de pièce de théâtre. C’était nous qui inventions chaque matin le texte de la journée comme les rôles que nous avions envie de jouer… comme traire une vache au petit matin parce que Jean s’était foulé le pouce. Moi ! L’actrice parisienne ! J’ai alors souvent pensé que les éleveuses avaient été des héroïnes. rires
Et cela a tenu 17 ans.

Au bout de 17 ans, je me suis ennuyée.
J’ai attendu un petit peu que mon fils passe son bac, et j’ai dit à mon compagnon : mon aventure ici est finie. Je suis en train de me répéter ; je veux autre chose.

À ton avis, la cité idéale que voulait être Auroville peut-elle être un modèle, une matrice imitable pour d’autres vivre ensemble, d’autres endroits du monde ? Plus encore en cette période ?

YD : J’ai toujours pensé que le petit pas qui pouvait être fait dans n’importe quel domaine à Auroville pouvait être dupliqué n’importe où. Dans n’importe quel pays et dans n’importe quelle culture.
Et c’est d’ailleurs ce qu’il se passe — pas forcément dans tous les domaines.

À Auroville, des architectes sont venus rêver ; des paysans sont venus rêver, comme des éducateurs, des artistes, des médecins. Tout le monde pouvait rêver un autre monde. C’était global.
Merci l’Inde de nous avoir permis ça !
Merci la Mère de l’ashram de Sri Aurobindo d’avoir inventé ce concept.
« Il devrait y avoir quelque part sur terre un lieu dont aucune nation n’aurait le droit de dire : il est à moi… »

La charte d’Auroville. La Mère 28 février 1968.

1. Auroville n’appartient à personne en particulier, mais à l’humanité dans son ensemble. Mais pour séjourner à Auroville il faut être le serviteur volontaire de la conscience divine.

2. Auroville sera le lieu de l’éducation perpétuelle, du progrès constant et d’une jeunesse qui ne vieillit point.

3. Auroville veut être le pont entre le passé et l’avenir.

4. Profitant de toutes les découvertes extérieures et intérieures

5. Elle veut hardiment s’élancer vers les réalisations futures

6. Auroville sera le lieu de recherches matérielles et spirituelles pour donner un corps vivant à une unité humaine concrète.

Après, il y en a plein d’autres qui ont tenté — dans le Larzac, dans les ZAD et dans de nombreux endroits où l’on fait des choses ensemble ; peut-être n’y vit-on pas tous les sujets, mais y sont expérimentés beaucoup de choses sur le retour à la nature, l’éducation, l’énergie, le collectif, etc.

Nous vivons désormais dans des sociétés extrêmement cadrées, où il n’y a pas ou peu d’espace de liberté pour le réaliser sur l’ensemble des paramètres. Mais il est possible de faire un pas dans sa vie ! La quête de conscience t’amène à une quête spirituelle, où tu n’as plus besoin de Dieu !
Et pour citer Sri Aurobindo : « Ne laisse pas la prudence du monde murmurer à tes oreilles, car c’est l’heure de l’inattendu »

Au fond… je ne sais pas si les femmes auraient ou auront un rôle particulier à jouer dans ce moment civilisationnel. Mais que des femmes tel que Yanne Dimay nous emmènent plus loin, plus haut et plus collectif, j’en suis bien persuadée !
Tant pour embrasser large tout en restant concret.
Naviguer en complexité.
Mais aussi chercher, essayer, y aller.
1 000 mercis Yanne ! Pour avoir partagé sans forfanterie cette vie aux épisodes colorés, gonflés, chargée d’aventure. Pour tout cela comme pour ton authenticité, tandis que cet entretien tombait à un mauvais moment.
Pour cette liberté si inspirante.
Et pour cette énergie humaniste, si féminine voire féministe ! Mais ça, voilà qui est point de vue très personnel 😊 Carole Babin-Chevaye - 22.02.2022

Yanne Dimay