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Isabelle de La Porte, maraîchère aux semis de paix

 

En Normandie, la ferme du Château fait le lien entre mer, village et forêt. Petit tour dans cette oasis où humains, animaux et légumes rayonnent d’une autre façon de vivre.

Les champs de la ferme, ses 5 serres - si longues pour certaines !- et ses prairies où broutent une douzaine de vaches, composent un paysage mélangeant profusion et rigueur du tracé des buttes. Autant de traces humaines témoignant du travail sans relâche d’Isabelle et Didier de La Porte, rejoints récemment par certains de leurs enfants.

En ce début d’année, la région se remet d’une forte tempête ; des arbres sont tombées dans la nuit, visibles de là où nous sommes. Mais face à moi, point de tempête, plutôt une présence toute en attention, en énergie, en bienveillance ! Rendez-vous aujourd’hui avec Isabelle de La Porte.
 

Nos liens familiaux m’ont permis de la voir dans des moments variés, doux – durs – joyeux ou éprouvants. Mais depuis toujours, je la vois avancer avec ténacité et… sourire ! Quoi qu’il se passe ou presque. Maraîchère aux côtés de son mari, suivant des techniques d’agriculture biodynamique et de permaculture sur buttes, vendant les légumes sur place et sur le marché bio de Honfleur ; mais aussi mère et depuis peu grand-mère très impliquée ; actrice amatrice depuis 15 ans ; lectrice dès que possible ; participant à de réguliers stages en développement personnel, communication non violente, retraites spirituelles ; parlant de philosophie puis de cuisine… : cette femme me touche et m’épate ! Impossible de la décrire sans la réduire.

Témoin de moments rieurs ou difficiles de sa vie, je l’ai toujours vue « faire sa part » comme elle dit. Un vrai colibri. De la première heure. Tandis que seuls quelques éclairés du monde paysan connaissaient Pierre Rabhi, Isabelle le lisait déjà. Et avançait avec lui et tant d’autres.

Cap sur une vie entre terre et ciel, entre champs et mer, où Isabelle sème avec constance.

Quelqu'un qui ne te connaîtrait pas, avec quels mots te présenterais-tu ? Avec quels mots raconterais-tu ta vie ? J'ai envie de (re)-partir de mes besoins. C’est à eux que je me réfère quand je me pose ou me suis posé la question de savoir si j'étais bien à ma place. Cela n'a pas toujours été une évidence ! Plus que la question « Est-ce que je suis heureuse là ? », je me suis régulièrement posé la question « Est-ce que je suis à ma place ? Ma vie est-elle vraiment ma vie ? ». Je cherchais là où j'étais le mieux. Et le plus souvent, c’était là où je m’étais engagée personnellement.

Dans ma vie, l'engagement a toujours eu de l'importance. Engagée, mais toujours en cherchant à y être le mieux possible. En tenant compte de ce qu'il y avait autour de moi, des autres. En essayant d'être dans une forme de jolie cohérence. Et j'ai eu la chance, dans tout ce que j'ai entrepris : comme j'essayais d’amener de la joie ou d'amener de la vie là où j'étais, de toujours m’y être retrouvée.

Tu démarrais en disant “ on va partir de mes besoins” ; quels sont-ils ces besoins ?

J'ai besoin de vivre dans un espace beau ; cela fait réellement partie de mes grands besoins.

Besoin d'espace aussi, ce que j'ai ici - je parle d’espace extérieur et d’espace intérieur.

Dans mon thème, il y a un énorme besoin d'air, et je l’ai toujours ressenti.
Parfois, de l’extérieur, on pouvait avoir l'impression que je n'en n'avais pas tant que ça, entre le travail, les enfants et les choses à faire, cela faisait de grosses journées. Mais j’ai trouvé cet air dont j'avais réellement besoin ; cela a été l’un des défis de ma vie. Cyrulnik parle de résilience quand il parle de la capacité à aller chercher la vie là où elle est ; et cela, je pense que je l'avais !

Besoin d’un espace harmonieux aussi. D’harmonie autour de moi, de communion avec les gens. D’aimer les gens. C’était cela, je le voyais bien, qui me rendait heureuse

Et besoin de croire que la vie n'est pas là pour te faire morfler et te casser !

Ma vie, à plusieurs reprises, m’a confirmé que, si réellement je l'écoute et que j'essaye de comprendre ; que si je suis dans cette recherche de positif, elle veut nous aider.

Je dirais : elle veut notre pacification. Que l’on soit en communion avec elle. Que je comprenne qu’elle est puissance de vie si… je respecte les règles. Si je veux grandir. Si j’essaie de comprendre. Si j'accepte les passages difficiles et que je les vois comme des tremplins pour aller vers du meilleur et grandir. Je suis persuadée que cette vie-ci est un tremplin, et qu’il y en a d’autres. Je n’en sais rien en même temps, et je m'en fous quelque part ! Mais que je suis là pour avancer doucement vers plus de paix intérieure. Vers plus de fraternité - parce que pour moi c'est vraiment le but de la vie. Vers plus de conscience.

Dans ma nature, j’ai toujours été au fond des choses ; parfois en fonçant un peu, limite parfois en brutalisant un peu. Du moins, c’est parfois ce que j'ai ressenti, de vouloir forcer les choses ou les êtres près de moi. Je me suis même réellement cognée par moment ! Et tout cela m'a appris à élargir ma vision des choses. Il y a un livre de Christiane Singer là-dessus, qui m'avait fait mettre des mots là-dessus : « N'oublie pas les chevaux écumants du passé ». La métaphore d’Alexandre tuant celui qui voulait prendre sa place, mais le drapant ensuite de son manteau rouge et s'inclinant devant lui, car conscient et reconnaissant de tout ce que cet ennemi lui avait aussi apporté et fait comprendre, m'a énormément parlée. Parce qu'il y a des choses que j'ai trouvées très difficiles. Qui m'ont mises – du moins j’en ai eu le sentiment-, en danger. Mais au final, j'ai vraiment en conscience toute la richesse que ces événements ont été pour moi ; et combien ils m’ont fait grandir.

Je m'attendais bien à tes plongeons directs dans le spirituel, les lectures et leur nourriture intellectuelle. Mais nous y sommes dès le démarrage ! En même temps, quand je pense à toi, je pense quand même à ton activité de maraîchage…

Le maraîchage, c'est l'ancrage. Mais pas seulement. Cela a aussi renforcé, et là on rentre dans un terrain plus spirituel, ma compréhension de l'exigence de la vie.

Parce que dans le maraîchage, tu as vite fait de voir qu'il faut mieux rester couché si tu brûles une étape, si tu ne suis pas de A à Z, ou si tu n'es pas bien présent à une étape. Et ça, j'avais besoin de l'avoir très en conscience. Parce que je pouvais facilement partir un peu dans tous les sens !

J’avais besoin d'avancer sur ce chemin.

Le maraîchage m'a vraiment appris la rigueur, mais il m’a aussi véritablement branchée sur la puissance de la vie. En direct. De me rebrancher sur le merveilleux de la nature et sur cette puissance de la vie m’a souvent aidée. Et j'ai tellement de bonheur quand quelque chose est mis en place, de voir que c'est parti, que cela pousse bien !

Est-ce que tu fais un lien entre toutes tes activités ? Par exemple, entre le maraîchage, la lecture, le théâtre ?

Chaque terrain d'expérimentation a nourri un point particulier.

Par exemple, à la base, j'étais d'une timidité presque maladive. Je passais mon temps à écouter de la musique, à bouquiner, car je n'osais pas aller à la rencontre des autres. Ou je le faisais au travers de la musique et de mes lectures.

Le théâtre m'a aidée à sortir de cette timidité. Je me souviens très bien, un jour, de m’être dit : « il y en a assez ! Tu vas faire quelque chose pour sortir de cela. » Et je l'ai fait, au départ je pense, pour mes enfants ; j'avais conscience que je leur transmettais cela aussi.

Mes enfants, cela a toujours été un moteur énorme ; je n'avais pas forcément la force pour moi, mais pour mes enfants je trouvais l'énergie.

Et petit à petit, grâce à la metteur en scène qui m’a prise où j’en étais, et à ce que j’avais en moi qui ne demandait qu’à sortir, j'ai fait mon chemin.

Il y a eu aussi une formation qui s’adressait aux agricultrices, d’une vingtaine de jours sur 2 ans. Nous y avons fait du développement personnel, de la communication en groupe, étudié la prise de parole en public, la gestion du temps, la résolution des conflits… Pour moi, cela a été énorme.

Cela m'a souvent frappée de t’entendre parler du travail que tu devais faire sur toi, quand survenaient des épreuves ou des difficultés extérieures ! Tu peux expliquer ?

C’est vrai qu’il y a eu quelques moments difficiles, à la ferme ou dans la famille, et où franchement, je ne savais pas trop comment on allait s'en sortir… où on naviguait totalement à vue. Financièrement par exemple.

Je me suis alors toujours appliquée à donner la réponse où je me sentais en cohérence. En fonction de ce qui me paraissait important. A l’échelle de la journée par exemple. A faire ce que je pouvais, au maximum, pour essayer que cela marche. J'ai toujours mis en priorité les gens auxquels je tenais, et si je pouvais faire, je le faisais. Mais sans me laisser embarquer.

Et c'est là que je le relis avec une vision spirituelle des choses. Dans ces moments compliqués ou difficiles, je me suis souvent dit : « Si la vie veut qu'on continue, si c'est important qu'on continue, et bien elle nous permettra de le faire. » Puis je lâchais par rapport au reste.

Et il y a toujours eu… un stagiaire qui est arrivé, ou des collègues-amis me disant “ on a trop de tel légume, on peut t'en filer pour l'année” – il s’agissait de produits que je pouvais vendre en me sentant en cohérence avec la manière dont ils avaient été produits.

Et cela nous a permis de continuer.

Je t’ai notamment entendue me dire : « là, je ne peux plus aider l’autre ; mais je peux travailler sur moi ».

Il y a en effet eu plusieurs moments de la vie où les événements m’ont renvoyée à des peurs profondes. Quand les enfants sont nés par exemple. Je n’étais pas très maternelle à la base… ma vie maternelle s’est construite avec les enfants.

Et quand je n’ai plus aucun moyen d'action concrète, je peux par contre agir au niveau de l'esprit, parce que j'y crois. Dans ces moments-là, je m’applique, en esprit, à voir ceux qui sont en difficultés dans leur « meilleur ». A demander à la vie de les protéger de ce qui est irrémédiable, non réparable. Et à accepter que ceux que j’aime puissent toucher le fond s’ils le doivent, mais que cela soit pour ensuite pouvoir amorcer la remontée. Je suis persuadée que tout peut avoir son utilité.

L’impuissance à accompagner ceux que j’aime quand ils traversent leurs propres démons m’a aussi renvoyée à mes propres démons, mes propres limites, toutes mes peurs.

Je me suis dit plusieurs fois : « il y a des choses où tu ne peux rien faire ; et bien, tout ce qu’il t’est renvoyé qui n'est pas encore travaillé, qui n'est pas encore un peu épuré, où tu n'es pas allée voir, si tu peux y aller, maintenant vas-y ! Parce que, au moins, tu auras fait ta part. Ta part d'éclaircissement. De travail de conscience. »

Et réellement, je me suis rendu compte à quel point c'est super riche. Super libérateur de voir les choses comme cela ! Et dans le fond du fond du fond, j'ai trouvé une forme de paix. Entre ce que j’avais à faire - que je faisais -, et ce qui n’était plus mon chemin, et où c’était à l'autre de faire le boulot.

Il y a quelque chose qui me frappe, depuis 15 ans que l'on se connaît, c'est ce sourire qui est le tien en permanence. Souvent mentionné par les gens qui viennent à la vente chaque soir. C'est quelque chose que tu as cultivé ?

C'est vrai que cela m’est souvent renvoyé ! Rires.

Je m'endors régulièrement en me disant “ Quelle chance de s'endormir en sachant que je vais vivre une nuit tranquille, sans être réveillée par des bombardements, par…”  C’est ma petite participation à plus de paix dans le monde ; et pour moi, c'est vraiment important ça. La vente et le marché, c'est le terrain où je le vis. Il peut arriver que des personnes y arrivent parfois fatiguées, ou porteuses… d'une non tranquillité qui va faire que la relation n'est pas forcément facile. Mais je suis persuadée que si je les accueille en les acceptant, cela peut les aider. Parce que je pense que nous sommes tous bien plus que ce que nous montrons. Et cela, c'est ma petite part.

Cela ne m’est pas tellement difficile dans le sens où je suis réellement contente de voir celui qui arrive. Et quand ce sont des gens avec qui c'est moins facile, j'essaie d'être avec ce regard qui fait que je n'enferme pas l'autre dans ce qu’il peut montrer de prime abord.

Plus qu’un sourire, c’est donc un « accueil » que tu donnes en conscience ; une conscience que tu as toujours eue ?

SEVE m'a fait prendre conscience de cela et m’a permis de mettre des mots dessus. A Sève, Marguerite (Marguerite Ph. Hoppenot, la fondatrice) dit que “tout homme est porteur d’un germe de vie divine.” Que tout homme aspire à aimer, à être aimé. A être dans la fraternité.

Je mets ces mots-là dessus, mais en fait, j'essaye de les utiliser au minimum. Parce que mon but n'est pas de faire peur à l'autre ou de restreindre une réalité que je sais beaucoup plus vaste que ce que je peux en dire. Mais tout homme a besoin d'être aimé et d'aimer pour être heureux. Et donc je me dis : pourquoi pas, cela peut-être une manière de voir les choses. Et elle me va.

Tu lis un peu chaque matin, avant d'aller dans les champs. De la philosophie, du développement personnel, des romans. Quels sont les livres ou auteurs qui t’ont le plus marquée ou influencée ?

Je lis en effet tous les matins ; un livre qui je sens, me nourrit et m'aide à être plus moi-même, à être au bon niveau.

Il y a eu, évidemment, Marguerite Hoppenot.

Christiane Singer a été très importante.
Un pilier de ma vie aussi, c'est Jean Vanier, le fondateur de l’Arche, qui a beaucoup travaillé avec les handicapés. C'est quelqu'un qui m'a réellement marquée.

Pierre Rabhi m'a énormément aidée aussi. Depuis longtemps.

J’ai énormément lu Durkheim. Ses propositions pour transformer la souffrance m’ont beaucoup apporté. Eckhart Tollé aussi, et « le pouvoir du moment présent ».

Chaque bouquin m’a apporté sa pierre, petit à petit, …

Et ce qui a été réellement très moteur pour moi aussi, c’est d’arriver à vivre dans une forme de joie et de communion avec ceux qui étaient près de moi.

Dans ce blog où j’ai choisi de braquer la lumière sur des projets, parcours et vies qui m’inspirent, existait aussi l’envie de mettre l’accent sur ces fragilités qui renforcent. Ces moments où le mental fait la différence. Nous y voilà.

Merci de ce partage et de ta confiance, Isabelle. De nos rires et fous-rires fréquents. De ton sourire que l’on sait trouver au bout du chemin. Et vivement d’échanger avec toi sur de nouveaux livres, thèmes et autres sujets ! Carole Babin-Chevaye

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Vidéos :

- visite de la ferme du Château avec Didier de la Porte : maraîchage sur sols vivants
 

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